Quand l'amour s'en mêle
Publié le 7 mars 2018
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Paris, 1938, boulevard des champs Élysées.
Un rez de chaussée avec des boutiques de luxe.
Au dessus un seul étage, deux appartements jumeaux de grand standing, séparés par un long couloir, les portes palières se faisant face.
Dans la première demeure, un couple propriétaire des lieux, à qui tout sourit, le mari, bel homme, raffiné, architecte de son état, la trentaine, répond au nom de David Cohen. (ses parents juifs, lui avaient choisi ce prénom: Daoud en hébreu, signifie chéri, aimé)
Son épouse Solen, du même age, est d'origine bretonne, beau brin de femme, élégante ses grands yeux noisette, illuminent son visage, elle reste attachée au foyer. Deux magnifiques enfants, un garçon et une fille âgés de 4 et 2 ans complètent ce tableau mirifique.
Un homme seul, un peu plus jeune ( 28 ans ) occupe le second appartement, hérité de ses parents, dont il prend la succession de leur cabinet d'avocats. S'y ajoute une fortune rondelette.
Physiquement ce garçon est du genre commun, transparent, grand, maigre, seule une fine moustache noire, accentue les contours anguleux voire émaciés de son visage.
Bien que disposant de moyens, ses vêtements sont sobres mais de qualité, sa voiture, celle de Mr tout le monde.
Voila à quoi ressemble Maître Édmond Saillard. son cabinet juridique qu'il a su faire prospérer, emploie quatre collaborateurs, avocats et secrétariat.
Ses revenus lui permettent une vie aisée, dont il ne profite pas beaucoup, la sobriété par goût étant son mode d'existence.
Nos voisins se croisent parfois, toujours avec courtoisie mais, jamais ils n'ont cherché à lier plus ample connaissance.
Solen "sous cape" ironise quelque peu sur la moustache.
Ainsi va "la vie Parisienne" dans ce quartier huppé, le plaisir et la félicité sans nuage.
Hélas ! déjà gronde au loin, le tonnerre, la foudre, la poudre, avec son lot d'horreurs, de persécutions, qui vont embraser la France et changer le destin de nos protagonistes.
Paris sera toujours Paris... mais bien sûr ! en attendant, de Juin 1940 à Août 1944, les touristes des grands boulevards, ont troqué leurs habits mode chatoyants, pour des uniformes vert-de-gris, échangeant en teuton, déambulant arrogants, en pays conquis.
Pour ne pas raviver le souvenir,je ne m'étalerai pas, sur ce qui a fait de notre capitale un enfer durant cette longue période d'occupation nazie.
Je ne peux pourtant pas éluder un événement d'une dramaturgie inimaginable, d'une telle barbarie, réduisant l'être humain à l'état de bête sauvage.
La rafle du "Vel d'hiv" au cours des 16 et 17 juillet 1942.
13.000 juifs et 15.000 non juifs (enfants, femmes, hommes) ont été entassés dans ce vélodrome, de façon précaire, dans des conditions immondes, avant d'être expédiés par trains entiers, dans des wagons plombés, à Auschwitz-Birkenau où nous savons le sort qui les attendait.
David Cohen, parce qu'il est juif, appréhendé chez lui avec brutalité devant sa femme et ses enfants, fait partie du convoi funeste.
Après ces événements dramatiques, le climat, l'ambiance, en ces lieux dorés sont à la tristesse, le désarroi, s'ajoutant à la terreur qu'inspire l'occupant.
Lors de l'arrestation de son mari, les allemands avaient volé tout ce qui semblait avoir de la valeur, tableaux, bijoux, objets d'art. Son appartement elle ne peut le vendre, sans le consentement de son mari.
Si bien,que cette femme qui avait toujours vécu dans l'opulence, se retrouve démunie, sans rien à troquer au marché noir, et qui s'échine chaque jour, à parcourir la ville pour chercher pitance.
Ses enfants trop jeunes, doivent l'accompagner, ce qui ne facilite pas ses déplacements.
Edmond assiste à cette dégringolade, impuissant, le coeur déchiré.
Solen porte souvent les mêmes vêtements, néglige sa coiffure, ne se maquille plus et dépérit de façon inquiétante.
Comment faire pour aider cette malheureuse, sans heurter sa dignité, sa susceptibilité ?
Un jour, il s'invite chez elle, essaie de rompre la glace.
" -Madame, nous nous connaîssons depuis des années, si, vous m'accordez votre confiance, je dispose de temps libre, je vous propose de garder vos enfants, quand vous devrez sortir".
Émue de cette attention, elle accepte avec reconnaissance les yeux au bord des larmes. À partir de ce moment, cet homme lui apparaît sous un autre jour, et le courant passe mieux entre eux, allant en s'améliorant progressivement. Elle le trouve même agréable à regarder, si ce n'était cette ridicule moustache, qu'impertinente elle évoque un jour avec humour et ironie.
Le lendemain, cette coquetterie était rasée, elle y voit le signe qu'elle ne lui est pas indifférente.
À son corps défendant, cet homme bon, prend peu à peu, place dans ses pensées.
Edmond réalise qu'il est amoureux de Solen, elle tourmente ses nuits, et bouleverse ses sentiments.
Il garde pour lui cette révélation, pour ne pas perturber Solen, sans nouvelles de son mari, depuis sa déportation.
Maître Saillard, fort de sa bonté naturelle, de l'amour de plus en plus probant qu'il éprouve, auquel vient s'ajouter, l'attachement qu'il ressent pour les enfants, certain que ce sentiment est partagé par nos deux anges, cherche désespérément un moyen de venir en aide à cette petite famille, sans avoir l'air de le faire. Toute la difficulté est là.
C'est alors que lui vient une idée, qu'il se complait à trouver géniale.
Le marché noir bat son plein.
Il réunit son bureau, donne l'ordre suivant.
" -À partir de demain, nous n'accepterons plus à l'étude, de paiements par chèques ou, en liquide.
Chaque consultant devra s'acquitter en nature, de produits comestibles.
Sous l'acquiescement général, le processus est mis en application.
Edmond, ne se pose pas de question d'éthique, quant-à la provenance des denrées "à la guerre comme à la guerre" seule la survie de ce qu'il considère désormais comme "sa" petite famille, lui importe. Il s'étonne lui même du changement radical qui s'opère en lui et qui lui arrache un sourire béat.
La première fois qu'il arrive chez Solen, chargé d'une cagette regorgeant d'aliments divers et variés, elle ne peut réprimer un réflexe de réticence.
Pour la convaincre d'accepter, il lui fait la proposition suivante:
" - Voila j'ai à ma disposition chaque jour, l'équivalent de ce que vous voyez là et dont je ne sais que faire, vous savez cuisiner, moi pas, si vous acceptez de les accommoder, vos enfants n'auront plus de carences, et moi, je pourrai m'alimenter sainement.Je vous laisse un double de mes clefs vous déposerez chez moi la part cuisinée qui me revient, c'est donnant-donnant".
C'est très astucieux, elle accepte mais fine mouche, elle comprend toute la délicatesse de cet homme, toutes ses qualités qu'elle découvre, font qu'irrésistiblement, chaque jour un peu plus, elle ressent une attirance qu'elle ne cherche pas à refouler tant ce sentiment est doux à son coeur.
Edmond observe avec satisfaction, son changement par petites touches.
Dans sa garde robes elle trouve à présent de quoi renouveler ses tenues plus souvent, ne néglige plus sa coiffure, se maquille un peu, se parfume légèrement, un petit sourire se dessine sur ses lèvres. Sa santé s'est améliorée.
Il est intimement convaincu qu'il n'est pas étranger à cette mue.
Son amour pour elle devient passion.
Lui si introverti, aimerait bien hurler au monde entier combien il est heureux.
La vie continue, sans que ni l'un ni l'autre, n'ose déclarer sa flamme. À la demande des enfants, Edmond, déjeune et dine désormais chez eux.
Le bonheur qu'il ressent torture sa conscience. alors même que la sensation d'avoir une famille, l'emplit d'orgueil et de tendresse, surtout depuis que les enfants l'appellent papa. c'est un dilemme qu'il doit gérer. Il doit rester lucide, s'obligeant à n'échafauder aucun projet d'avenir, excepté celui décidé avec gravité, de maintenir cette famille à flot quoi qu'il lui en coûte, en faisant face à l'adversité aussi longtemps que cela sera nécessaire.
En Août 1944, l'occupant fuit Paris, sous la menace imminente de l'arrivée des troupes alliées.
Le camp d'Auschwitz, est libéré par l'armée rouge le 27 janvier 1945
Solen va chaque jour aux nouvelles pour savoir ce qu'il est advenu de David. Le temps passe et toujours rien: Elle désespère et ne cache plus son appréhension, son espoir s'effrite, son inquiétude grandit.
Aujourd'hui elle est convoquée à la mairie de son arrondissement, liquéfiée, elle se présente à des magistrats qui l'attendent pour l'informer, dossier à l'appui, qu'elle est désormais considérée comme veuve de guerre. C'est ce qui figurera sur son état civil. Comment ne s'est elle pas écroulée? comment a-t-elle eu la force de regagner son domicile, sa mémoire a bloqué ce pan de vie.
Edmond qui l'attend, n'a besoin d'aucune explication pour comprendre son effondrement, il ne dit pas un mot, il la serre très fort contre lui dans un geste d'amour incontrôlé.
Ils ne surent jamais comment cela est arrivé mais, dans ce moment déchirant, dramatique, ils échangent leur premier baiser mêlé de larmes amères.
Il l'aime tant, qu'il a la décence, la délicatesse de s'imposer, de ne plus la revoir, aussi longtemps qu'il le faudrait, pour qu'elle puisse faire son deuil.
C'est elle, qui prend la décision de mettre fin à cette séparation.
Après plusieurs semaines d'isolement, un après midi, elle le rejoint chez lui, sans un mot, le tenant par la main, l'attire dans la chambre où elle devient sienne, dans une sorte de rage trop longtemps contenue.
Revenue à elle, apaisée, sereine, elle lui chuchote à l'oreille, submergée, dépassée par tant d'événements émotionnels: "- je veux un enfant de toi ", lui offrant ainsi, la plus belle preuve d'amour, qu'une femme puisse donner.
Dans un sanglot étouffé pudiquement dans le creux de son cou, il s'abime en elle.
Épuisés, ils restent longuement enlacés, se noyant dans les profondeurs de leurs regards, éperdus d'amour.
Solen commence a avoir le ventre qui s'arrondit.
Ils décident de convoler en justes noces avant l'arrivée de leur enfant qui survient mi-Juin 1946.
Toute la famille occupe désormais l'appartement d'Edmond.
Pour Mr et Mme Saillard, et leur trois enfants du même nom le bonheur se conjugue au présent et à l'infini.
°°°°
La guerre terminée, les relations Européennes reprennent progressivement leurs cours
Edmond dans le cadre de son travail doit faire un déplacement d'une semaine en Allemagne. Solen, tient absolument à l'accompagner.
À l'hôtel où, ils sont descendus, dans le hall d'entrée, elle entend un appel au micro : " - Herr Cohen sie werden am téléfon bitte". Son allemand scolaire, lui fait comprendre que l'on demande un certain Mr Cohen au téléphone.
Dans un premier temps, elle n'y prête pas attention.
Puis elle voit arriver un Monsieur bedonnant, chauve, emprunté, inélégant, elle écarquille les yeux...serait-il possible que...mais OUI ! c'est "son" David... lui aussi l'a reconnue, il lui tend les bras dans lesquels elle se jette.
Leurs larmes mêlées ils restent ainsi enlacés pendant un long moment.
L'émotion passée, il se raconte. Edmond comme toujours délicat, reste à l'écart.
" - En 1942, les paysans Allemands étaient nombreux au front, l'Allemagne a besoin de bras pour son agriculture.
Après une sélection plusieurs d'entre-nous, solides et en bonne santé, ont eu la vie sauve pour oeuvrer en milieu rural.
J'ai été muté dans une ferme. La patronne, une grande blonde bien faite, n'a pas tardé à me trouver à son goût, me l'a fait comprendre.
La "disette" de part et d'autre, a fait que naturellement, nous sommes devenus amants, de notre union, un enfant est né dont je suis fou.
Après la guerre, ne sachant pas ce qu'il était advenu en France, et pour mon fils, j'ai choisi de rester ici et faire le mort, comme le mari de ma fermière qui lui, l'était vraiment ".
Solen ne peut retenir un grand éclat de rire, qui effaçait des années d'interrogations, d'incertitudes et de souffrances.
David est vivant, il a choisi librement sa voie.
Pour Solen, c'est une délivrance, jamais plus de chagrin, jamais plus de remords...
Une petite crainte tout de même que l'on découvre un jour l'existence de David et qu'elle soit considérée "bigame'. Cela l'amuse...
°°°°°
Épilogue
1988, je suis attablé à une terrasse de café où, ils m'ont donné rendez-vous. Solen a 80 ans, Edmond 78.
Je suis écrivain public, ils m'ont raconté leur histoire, pour que je l'écrive, et qu'ils puissent en garder une trace, à transmettre à leurs enfants après leur départ ( on peut être avocat, et ne pas avoir la "bosse" de la relation et du récit).
Ils arrivent se tenant par la main, émouvants.
Elle garde ses cheveux blancs bien entretenus, lui beaucoup plus grand a une belle tête blanche. Un couple merveilleux, d'une élégance raffinée.
" - Alors, vous avez lu ? cela vous convient-il ?
" - Oui très bien, la scène de nos premiers ébats est un peu osée, nous vous l'avions cachée, pourtant vous l'avez imaginée à la perfection". Solen rougissante, cache son visage sur la poitrine de son mari. Ce geste est adorable, sa pudeur perdure.
Je n'arrive pas à détacher mon regard de ce couple si fusionnel, il se dégage d'eux une sérénité apaisante.
Que de souffrances, de chagrin, avant de pouvoir goûter au bonheur.
Nous nous quittons en nous donnant l'accolade, j'ai refusé tout paiement à condition qu'ils me permettent en changeant leur identité de publier cette histoire si l'occasion se présentait, ce qu'ils acceptent.
C'est pourquoi je l'offre sans ambages.
°°°°°
2018, c'est moi qui ai 80 ans, j'ai la surprise de recevoir chez moi en province, la visite de trois personnes.
Un homme et une femme visiblement un peu plus agés que moi, le troisième un homme donc, nettement plus jeune.
" - Nous sommes les enfants Saillard, nous avons trouvé le récit que nos parents vous avaient commandé.
Vous localiser fut très difficile, mais, il nous tenait à coeur de pouvoir vous remercier, et vous témoigner notre reconnaissance.
Nos parents n'ont jamais voulu évoquer leur histoire, à la fois si dramatique et si belle, que, grâce à leur initiative et à vous, nous connaissons maintenant.
Ils sont désormais unis pour l'éternité dans un modeste cimetière de banlieue qu'ils ont choisi. Ils sont partis presque ensemble à un age très avancé, ayant eu le bonheur de bien profiter de leurs petits enfants".
Claude Lopez
le 05 /03 /2018
Un rez de chaussée avec des boutiques de luxe.
Au dessus un seul étage, deux appartements jumeaux de grand standing, séparés par un long couloir, les portes palières se faisant face.
Dans la première demeure, un couple propriétaire des lieux, à qui tout sourit, le mari, bel homme, raffiné, architecte de son état, la trentaine, répond au nom de David Cohen. (ses parents juifs, lui avaient choisi ce prénom: Daoud en hébreu, signifie chéri, aimé)
Son épouse Solen, du même age, est d'origine bretonne, beau brin de femme, élégante ses grands yeux noisette, illuminent son visage, elle reste attachée au foyer. Deux magnifiques enfants, un garçon et une fille âgés de 4 et 2 ans complètent ce tableau mirifique.
Un homme seul, un peu plus jeune ( 28 ans ) occupe le second appartement, hérité de ses parents, dont il prend la succession de leur cabinet d'avocats. S'y ajoute une fortune rondelette.
Physiquement ce garçon est du genre commun, transparent, grand, maigre, seule une fine moustache noire, accentue les contours anguleux voire émaciés de son visage.
Bien que disposant de moyens, ses vêtements sont sobres mais de qualité, sa voiture, celle de Mr tout le monde.
Voila à quoi ressemble Maître Édmond Saillard. son cabinet juridique qu'il a su faire prospérer, emploie quatre collaborateurs, avocats et secrétariat.
Ses revenus lui permettent une vie aisée, dont il ne profite pas beaucoup, la sobriété par goût étant son mode d'existence.
Nos voisins se croisent parfois, toujours avec courtoisie mais, jamais ils n'ont cherché à lier plus ample connaissance.
Solen "sous cape" ironise quelque peu sur la moustache.
Ainsi va "la vie Parisienne" dans ce quartier huppé, le plaisir et la félicité sans nuage.
Hélas ! déjà gronde au loin, le tonnerre, la foudre, la poudre, avec son lot d'horreurs, de persécutions, qui vont embraser la France et changer le destin de nos protagonistes.
Paris sera toujours Paris... mais bien sûr ! en attendant, de Juin 1940 à Août 1944, les touristes des grands boulevards, ont troqué leurs habits mode chatoyants, pour des uniformes vert-de-gris, échangeant en teuton, déambulant arrogants, en pays conquis.
Pour ne pas raviver le souvenir,je ne m'étalerai pas, sur ce qui a fait de notre capitale un enfer durant cette longue période d'occupation nazie.
Je ne peux pourtant pas éluder un événement d'une dramaturgie inimaginable, d'une telle barbarie, réduisant l'être humain à l'état de bête sauvage.
La rafle du "Vel d'hiv" au cours des 16 et 17 juillet 1942.
13.000 juifs et 15.000 non juifs (enfants, femmes, hommes) ont été entassés dans ce vélodrome, de façon précaire, dans des conditions immondes, avant d'être expédiés par trains entiers, dans des wagons plombés, à Auschwitz-Birkenau où nous savons le sort qui les attendait.
David Cohen, parce qu'il est juif, appréhendé chez lui avec brutalité devant sa femme et ses enfants, fait partie du convoi funeste.
Après ces événements dramatiques, le climat, l'ambiance, en ces lieux dorés sont à la tristesse, le désarroi, s'ajoutant à la terreur qu'inspire l'occupant.
Lors de l'arrestation de son mari, les allemands avaient volé tout ce qui semblait avoir de la valeur, tableaux, bijoux, objets d'art. Son appartement elle ne peut le vendre, sans le consentement de son mari.
Si bien,que cette femme qui avait toujours vécu dans l'opulence, se retrouve démunie, sans rien à troquer au marché noir, et qui s'échine chaque jour, à parcourir la ville pour chercher pitance.
Ses enfants trop jeunes, doivent l'accompagner, ce qui ne facilite pas ses déplacements.
Edmond assiste à cette dégringolade, impuissant, le coeur déchiré.
Solen porte souvent les mêmes vêtements, néglige sa coiffure, ne se maquille plus et dépérit de façon inquiétante.
Comment faire pour aider cette malheureuse, sans heurter sa dignité, sa susceptibilité ?
Un jour, il s'invite chez elle, essaie de rompre la glace.
" -Madame, nous nous connaîssons depuis des années, si, vous m'accordez votre confiance, je dispose de temps libre, je vous propose de garder vos enfants, quand vous devrez sortir".
Émue de cette attention, elle accepte avec reconnaissance les yeux au bord des larmes. À partir de ce moment, cet homme lui apparaît sous un autre jour, et le courant passe mieux entre eux, allant en s'améliorant progressivement. Elle le trouve même agréable à regarder, si ce n'était cette ridicule moustache, qu'impertinente elle évoque un jour avec humour et ironie.
Le lendemain, cette coquetterie était rasée, elle y voit le signe qu'elle ne lui est pas indifférente.
À son corps défendant, cet homme bon, prend peu à peu, place dans ses pensées.
Edmond réalise qu'il est amoureux de Solen, elle tourmente ses nuits, et bouleverse ses sentiments.
Il garde pour lui cette révélation, pour ne pas perturber Solen, sans nouvelles de son mari, depuis sa déportation.
Maître Saillard, fort de sa bonté naturelle, de l'amour de plus en plus probant qu'il éprouve, auquel vient s'ajouter, l'attachement qu'il ressent pour les enfants, certain que ce sentiment est partagé par nos deux anges, cherche désespérément un moyen de venir en aide à cette petite famille, sans avoir l'air de le faire. Toute la difficulté est là.
C'est alors que lui vient une idée, qu'il se complait à trouver géniale.
Le marché noir bat son plein.
Il réunit son bureau, donne l'ordre suivant.
" -À partir de demain, nous n'accepterons plus à l'étude, de paiements par chèques ou, en liquide.
Chaque consultant devra s'acquitter en nature, de produits comestibles.
Sous l'acquiescement général, le processus est mis en application.
Edmond, ne se pose pas de question d'éthique, quant-à la provenance des denrées "à la guerre comme à la guerre" seule la survie de ce qu'il considère désormais comme "sa" petite famille, lui importe. Il s'étonne lui même du changement radical qui s'opère en lui et qui lui arrache un sourire béat.
La première fois qu'il arrive chez Solen, chargé d'une cagette regorgeant d'aliments divers et variés, elle ne peut réprimer un réflexe de réticence.
Pour la convaincre d'accepter, il lui fait la proposition suivante:
" - Voila j'ai à ma disposition chaque jour, l'équivalent de ce que vous voyez là et dont je ne sais que faire, vous savez cuisiner, moi pas, si vous acceptez de les accommoder, vos enfants n'auront plus de carences, et moi, je pourrai m'alimenter sainement.Je vous laisse un double de mes clefs vous déposerez chez moi la part cuisinée qui me revient, c'est donnant-donnant".
C'est très astucieux, elle accepte mais fine mouche, elle comprend toute la délicatesse de cet homme, toutes ses qualités qu'elle découvre, font qu'irrésistiblement, chaque jour un peu plus, elle ressent une attirance qu'elle ne cherche pas à refouler tant ce sentiment est doux à son coeur.
Edmond observe avec satisfaction, son changement par petites touches.
Dans sa garde robes elle trouve à présent de quoi renouveler ses tenues plus souvent, ne néglige plus sa coiffure, se maquille un peu, se parfume légèrement, un petit sourire se dessine sur ses lèvres. Sa santé s'est améliorée.
Il est intimement convaincu qu'il n'est pas étranger à cette mue.
Son amour pour elle devient passion.
Lui si introverti, aimerait bien hurler au monde entier combien il est heureux.
La vie continue, sans que ni l'un ni l'autre, n'ose déclarer sa flamme. À la demande des enfants, Edmond, déjeune et dine désormais chez eux.
Le bonheur qu'il ressent torture sa conscience. alors même que la sensation d'avoir une famille, l'emplit d'orgueil et de tendresse, surtout depuis que les enfants l'appellent papa. c'est un dilemme qu'il doit gérer. Il doit rester lucide, s'obligeant à n'échafauder aucun projet d'avenir, excepté celui décidé avec gravité, de maintenir cette famille à flot quoi qu'il lui en coûte, en faisant face à l'adversité aussi longtemps que cela sera nécessaire.
En Août 1944, l'occupant fuit Paris, sous la menace imminente de l'arrivée des troupes alliées.
Le camp d'Auschwitz, est libéré par l'armée rouge le 27 janvier 1945
Solen va chaque jour aux nouvelles pour savoir ce qu'il est advenu de David. Le temps passe et toujours rien: Elle désespère et ne cache plus son appréhension, son espoir s'effrite, son inquiétude grandit.
Aujourd'hui elle est convoquée à la mairie de son arrondissement, liquéfiée, elle se présente à des magistrats qui l'attendent pour l'informer, dossier à l'appui, qu'elle est désormais considérée comme veuve de guerre. C'est ce qui figurera sur son état civil. Comment ne s'est elle pas écroulée? comment a-t-elle eu la force de regagner son domicile, sa mémoire a bloqué ce pan de vie.
Edmond qui l'attend, n'a besoin d'aucune explication pour comprendre son effondrement, il ne dit pas un mot, il la serre très fort contre lui dans un geste d'amour incontrôlé.
Ils ne surent jamais comment cela est arrivé mais, dans ce moment déchirant, dramatique, ils échangent leur premier baiser mêlé de larmes amères.
Il l'aime tant, qu'il a la décence, la délicatesse de s'imposer, de ne plus la revoir, aussi longtemps qu'il le faudrait, pour qu'elle puisse faire son deuil.
C'est elle, qui prend la décision de mettre fin à cette séparation.
Après plusieurs semaines d'isolement, un après midi, elle le rejoint chez lui, sans un mot, le tenant par la main, l'attire dans la chambre où elle devient sienne, dans une sorte de rage trop longtemps contenue.
Revenue à elle, apaisée, sereine, elle lui chuchote à l'oreille, submergée, dépassée par tant d'événements émotionnels: "- je veux un enfant de toi ", lui offrant ainsi, la plus belle preuve d'amour, qu'une femme puisse donner.
Dans un sanglot étouffé pudiquement dans le creux de son cou, il s'abime en elle.
Épuisés, ils restent longuement enlacés, se noyant dans les profondeurs de leurs regards, éperdus d'amour.
Solen commence a avoir le ventre qui s'arrondit.
Ils décident de convoler en justes noces avant l'arrivée de leur enfant qui survient mi-Juin 1946.
Toute la famille occupe désormais l'appartement d'Edmond.
Pour Mr et Mme Saillard, et leur trois enfants du même nom le bonheur se conjugue au présent et à l'infini.
°°°°
La guerre terminée, les relations Européennes reprennent progressivement leurs cours
Edmond dans le cadre de son travail doit faire un déplacement d'une semaine en Allemagne. Solen, tient absolument à l'accompagner.
À l'hôtel où, ils sont descendus, dans le hall d'entrée, elle entend un appel au micro : " - Herr Cohen sie werden am téléfon bitte". Son allemand scolaire, lui fait comprendre que l'on demande un certain Mr Cohen au téléphone.
Dans un premier temps, elle n'y prête pas attention.
Puis elle voit arriver un Monsieur bedonnant, chauve, emprunté, inélégant, elle écarquille les yeux...serait-il possible que...mais OUI ! c'est "son" David... lui aussi l'a reconnue, il lui tend les bras dans lesquels elle se jette.
Leurs larmes mêlées ils restent ainsi enlacés pendant un long moment.
L'émotion passée, il se raconte. Edmond comme toujours délicat, reste à l'écart.
" - En 1942, les paysans Allemands étaient nombreux au front, l'Allemagne a besoin de bras pour son agriculture.
Après une sélection plusieurs d'entre-nous, solides et en bonne santé, ont eu la vie sauve pour oeuvrer en milieu rural.
J'ai été muté dans une ferme. La patronne, une grande blonde bien faite, n'a pas tardé à me trouver à son goût, me l'a fait comprendre.
La "disette" de part et d'autre, a fait que naturellement, nous sommes devenus amants, de notre union, un enfant est né dont je suis fou.
Après la guerre, ne sachant pas ce qu'il était advenu en France, et pour mon fils, j'ai choisi de rester ici et faire le mort, comme le mari de ma fermière qui lui, l'était vraiment ".
Solen ne peut retenir un grand éclat de rire, qui effaçait des années d'interrogations, d'incertitudes et de souffrances.
David est vivant, il a choisi librement sa voie.
Pour Solen, c'est une délivrance, jamais plus de chagrin, jamais plus de remords...
Une petite crainte tout de même que l'on découvre un jour l'existence de David et qu'elle soit considérée "bigame'. Cela l'amuse...
°°°°°
Épilogue
1988, je suis attablé à une terrasse de café où, ils m'ont donné rendez-vous. Solen a 80 ans, Edmond 78.
Je suis écrivain public, ils m'ont raconté leur histoire, pour que je l'écrive, et qu'ils puissent en garder une trace, à transmettre à leurs enfants après leur départ ( on peut être avocat, et ne pas avoir la "bosse" de la relation et du récit).
Ils arrivent se tenant par la main, émouvants.
Elle garde ses cheveux blancs bien entretenus, lui beaucoup plus grand a une belle tête blanche. Un couple merveilleux, d'une élégance raffinée.
" - Alors, vous avez lu ? cela vous convient-il ?
" - Oui très bien, la scène de nos premiers ébats est un peu osée, nous vous l'avions cachée, pourtant vous l'avez imaginée à la perfection". Solen rougissante, cache son visage sur la poitrine de son mari. Ce geste est adorable, sa pudeur perdure.
Je n'arrive pas à détacher mon regard de ce couple si fusionnel, il se dégage d'eux une sérénité apaisante.
Que de souffrances, de chagrin, avant de pouvoir goûter au bonheur.
Nous nous quittons en nous donnant l'accolade, j'ai refusé tout paiement à condition qu'ils me permettent en changeant leur identité de publier cette histoire si l'occasion se présentait, ce qu'ils acceptent.
C'est pourquoi je l'offre sans ambages.
°°°°°
2018, c'est moi qui ai 80 ans, j'ai la surprise de recevoir chez moi en province, la visite de trois personnes.
Un homme et une femme visiblement un peu plus agés que moi, le troisième un homme donc, nettement plus jeune.
" - Nous sommes les enfants Saillard, nous avons trouvé le récit que nos parents vous avaient commandé.
Vous localiser fut très difficile, mais, il nous tenait à coeur de pouvoir vous remercier, et vous témoigner notre reconnaissance.
Nos parents n'ont jamais voulu évoquer leur histoire, à la fois si dramatique et si belle, que, grâce à leur initiative et à vous, nous connaissons maintenant.
Ils sont désormais unis pour l'éternité dans un modeste cimetière de banlieue qu'ils ont choisi. Ils sont partis presque ensemble à un age très avancé, ayant eu le bonheur de bien profiter de leurs petits enfants".
Claude Lopez
le 05 /03 /2018