Le rêve du chineur
Publié le 5 octobre 2017
(695 lectures)
Dans les années 80/90, alors que j'avais la quarantaine, j'officiais dans une grande compagnie française.
Ces trusts internationaux étaient tous atteints du même
syndrome, la "réunionite", ce qui nous obligeait, nous les provinciaux, à "monter" à Paris, deux fois par mois en moyenne.
En ce qui me concernait, c'était un plaisir renouvelé.
Notre capitale est une mégapole comparable à nulle autre, à tous points de vue, elle possède une atmosphère si particulière, qui vous saisit dès qu'on y pose les pieds.
La ville lumière qui jamais ne s'arrête de vivre, vous envoûte à votre corps défendant.
À chacun de mes déplacements, je me réservais coûte que coûte une plage horaire pour aller rendre visite à mes amis bouquinistes des quais de Seine.
Ces libraires de livres anciens et d'occasion, ont un point commun : leur culture, leur goût pour la littérature, leur bagout et leur gouaille locale.
Ils sont aujourd'hui près de neuf-cents à bénéficier d'un statut particulier.
Cet ensemble de professionnels constitue un patrimoine mondial inscrit sous la protection de l'UNESCO, depuis 1991.
(leur emblème : un lézard regardant une épée.)
Ils font la curiosité des touristes étrangers, créant ainsi un microcosme de connaisseurs où l'on peut entendre toutes les langues du monde : notre planète condensée en trois kilomètres sur les rives de la Seine, entre le pont Marie et le Louvre d'un côté, et de l'autre, la Tournelle et le quai Voltaire.
Pour l'heure, dans cet univers, j'évoluais avec fièvre, à la recherche de ma pépite, tel l'orpailleur muni de sa battée.
Pour "trois francs six sous", je ne revenais jamais bredouille.
Deux heures de TGV pour rejoindre Lyon, le temps qu'il me fallait pour dévorer ma trouvaille du jour.
Un après-midi de septembre, alors que je fouillais, je m'arrêtais en admiration devant une collection complète en six volumes du Littré.
J'en pris un, l'examinais sous toutes les coutures.
Un état de conservation parfait.
(il faut préciser que cette édition datant de 1977 n'était pas encore marquée par les stigmates de la vieillesse)
Le vieux Monsieur derrière son éventaire, sosie d'Einstein, l'imitant parfois en tirant la langue pour amuser autant que pour attirer le chaland, m'observait avec malice.
Je poursuivais mon inspection, les dorures, la jaquette, avaient été entretenues avec minutie.
J'ouvris un exemplaire fébrilement, et en lus un passage.
Cet ouvrage représentait mon rêve de chineur.
Émile Littré (1801/1881), médecin de son état, amoureux, passionné du parler français, eut l'idée de créer un dictionnaire qui devait comporter :
La nomenclature,
La grammaire,
La signification des mots,
La partie historique,
L'étymologie.
Devant l'ampleur de la tâche, il faillit y renoncer.
Les éditions Hachette lui proposèrent de le rémunérer, et de lui adjoindre des érudits et scientifiques bénévoles, pour l'aider dans cette gigantesque entreprise.
C'est en 1841 que cette monographie parut enfin.
Elle eut un succès inégalé.
Tout le monde se devait de détenir ce trésor, qui traitait de l'origine de chaque mot, établie par la comparaison des mêmes formes dans le français, le patois, l'espagnol, l'italien, le provençal et le languedocien.
Je replaçais cette rareté où je l'avais prise.
Il fallait que j'arrête de me torturer, car vraisemblablement, son coût ne me permettrait pas de réaliser mon rêve.
"Einstein" voulut connaître mon appréciation.
"- Ils sont beaux, n'est-ce pas ?
"
- Oh ! Oui, ils sont magnifiques, mais je n'ai pas les moyens de me les offrir.
- En liquide, sur vous, de combien disposez-vous ?
- Environ cinq cents francs.
"
- Si cela vous convient, pour cette somme, ils sont à vous."
"
Je n'en croyais pas mes oreilles, "Einstein" se payait ma tête...
Quand je l'ai vu prendre sous sa table une boite en carton rigide, envelopper avec précaution chacun des six volumes avec du papier de soie et les y ranger soigneusement, j'ai commencé à y croire, mon cœur battait la chamade, et dans un élan incontrôlé, j'ai pris ce vieil homme dans mes bras, pour lui "plaquer" deux poutous sonores.
"- Holà !" me dit-il, "du calme mon garçon, j'ai une réputation à tenir moi."
Nous partîmes dans un grand éclat de rire.
Mon rêve se réalisait, j'étais sur un petit nuage.
Arrivé à la maison, j'avais hâte de montrer mon acquisition à Marilou.
Avant d'ouvrir ma boite mystère, j'ai pris la précaution de lui révéler son prix afin de lui éviter un arrêt cardiaque.
Je l'ai ensuite laissée déballer ce "trésor".
Elle restait muette, seuls ses yeux trahissaient son émotion.
Elle admirait, ouvrait, lisait, découvrait, caressait, sentait, toujours sans un mot, Au bout d'un moment, elle se jeta à mon cou, se blottit contre moi, J'avais sa réponse.
Immédiatement, impatiente, elle réaménagea la bibliothèque, choisit le trône qui convenait à ce monument de culture. Il y siège toujours, c'est à cet endroit que la photo a été prise.
Lors de mon déplacement suivant, je m'étais promis d'aller revoir "Einstein".
À ma grande déception, il n'était pas là.
Une dame d'une cinquantaine d'années, sa fille, me fit savoir qu'il était souffrant, et le remplaçait provisoirement.
Elle portait un petit chapeau, qui fait typiquement le charme des Parisiennes et qui me ravit.
Il n'y a qu'à Paris que les femmes osent et savent porter cet attribut avec grâce et élégance.
Elle m'observait avec insistance, je l'entendais marmonner : "- Un pingouin endimanché, cravaté, tiré à quatre épingles.".
"- C'est vous le Littré ?"
J'acquiesçais.
"- J'ai un cadeau pour vous de sa part."
Elle me remit un recueil de poèmes, "Arbre mon Ami", une édition originale parue chez Julliard en 1956, rédigée par Minou Drouet à sept ans.
Mon ami "Einstein" connaissait ma passion pour la poésie.
Le retour en TGV fut court.
Entre les années 1990 et 2000, l'informatique, et par la-même internet, ont connu un tel essor, que cet ouvrage beau, prestigieux, une mine d'enseignements est devenu obsolète, sauf pour moi, qui continue à le consulter régulièrement.
Le plaisir qu'il me donne frôle la sensualité, à contrario de la froideur technologique d'un ordinateur.
De cet outil, j'admets ses infinies possibilités, sans cesse en évolution, aux pouvoirs encore insoupçonnés, indispensable dans notre monde moderne qui va croissant.
(à utiliser cependant avec prudence et discernement)
)
Je refuse l'idée qu'après notre départ, notre Littré puisse finir à la poubelle jaune.
Bien au contraire, nous sommes persuadés, Marilou et moi, que l'un de nos proches, connaissant notre attachement à cette encyclopédie de haute teneur intellectuelle, la conservera en notre souvenir, simplement pour le goût du beau.
CL, Lopez le 27/09/2017
Ces trusts internationaux étaient tous atteints du même
syndrome, la "réunionite", ce qui nous obligeait, nous les provinciaux, à "monter" à Paris, deux fois par mois en moyenne.
En ce qui me concernait, c'était un plaisir renouvelé.
Notre capitale est une mégapole comparable à nulle autre, à tous points de vue, elle possède une atmosphère si particulière, qui vous saisit dès qu'on y pose les pieds.
La ville lumière qui jamais ne s'arrête de vivre, vous envoûte à votre corps défendant.
À chacun de mes déplacements, je me réservais coûte que coûte une plage horaire pour aller rendre visite à mes amis bouquinistes des quais de Seine.
Ces libraires de livres anciens et d'occasion, ont un point commun : leur culture, leur goût pour la littérature, leur bagout et leur gouaille locale.
Ils sont aujourd'hui près de neuf-cents à bénéficier d'un statut particulier.
Cet ensemble de professionnels constitue un patrimoine mondial inscrit sous la protection de l'UNESCO, depuis 1991.
(leur emblème : un lézard regardant une épée.)
Ils font la curiosité des touristes étrangers, créant ainsi un microcosme de connaisseurs où l'on peut entendre toutes les langues du monde : notre planète condensée en trois kilomètres sur les rives de la Seine, entre le pont Marie et le Louvre d'un côté, et de l'autre, la Tournelle et le quai Voltaire.
Pour l'heure, dans cet univers, j'évoluais avec fièvre, à la recherche de ma pépite, tel l'orpailleur muni de sa battée.
Pour "trois francs six sous", je ne revenais jamais bredouille.
Deux heures de TGV pour rejoindre Lyon, le temps qu'il me fallait pour dévorer ma trouvaille du jour.
Un après-midi de septembre, alors que je fouillais, je m'arrêtais en admiration devant une collection complète en six volumes du Littré.
J'en pris un, l'examinais sous toutes les coutures.
Un état de conservation parfait.
(il faut préciser que cette édition datant de 1977 n'était pas encore marquée par les stigmates de la vieillesse)
Le vieux Monsieur derrière son éventaire, sosie d'Einstein, l'imitant parfois en tirant la langue pour amuser autant que pour attirer le chaland, m'observait avec malice.
Je poursuivais mon inspection, les dorures, la jaquette, avaient été entretenues avec minutie.
J'ouvris un exemplaire fébrilement, et en lus un passage.
Cet ouvrage représentait mon rêve de chineur.
Émile Littré (1801/1881), médecin de son état, amoureux, passionné du parler français, eut l'idée de créer un dictionnaire qui devait comporter :
La nomenclature,
La grammaire,
La signification des mots,
La partie historique,
L'étymologie.
Devant l'ampleur de la tâche, il faillit y renoncer.
Les éditions Hachette lui proposèrent de le rémunérer, et de lui adjoindre des érudits et scientifiques bénévoles, pour l'aider dans cette gigantesque entreprise.
C'est en 1841 que cette monographie parut enfin.
Elle eut un succès inégalé.
Tout le monde se devait de détenir ce trésor, qui traitait de l'origine de chaque mot, établie par la comparaison des mêmes formes dans le français, le patois, l'espagnol, l'italien, le provençal et le languedocien.
Je replaçais cette rareté où je l'avais prise.
Il fallait que j'arrête de me torturer, car vraisemblablement, son coût ne me permettrait pas de réaliser mon rêve.
"Einstein" voulut connaître mon appréciation.
"- Ils sont beaux, n'est-ce pas ?
"
- Oh ! Oui, ils sont magnifiques, mais je n'ai pas les moyens de me les offrir.
- En liquide, sur vous, de combien disposez-vous ?
- Environ cinq cents francs.
"
- Si cela vous convient, pour cette somme, ils sont à vous."
"
Je n'en croyais pas mes oreilles, "Einstein" se payait ma tête...
Quand je l'ai vu prendre sous sa table une boite en carton rigide, envelopper avec précaution chacun des six volumes avec du papier de soie et les y ranger soigneusement, j'ai commencé à y croire, mon cœur battait la chamade, et dans un élan incontrôlé, j'ai pris ce vieil homme dans mes bras, pour lui "plaquer" deux poutous sonores.
"- Holà !" me dit-il, "du calme mon garçon, j'ai une réputation à tenir moi."
Nous partîmes dans un grand éclat de rire.
Mon rêve se réalisait, j'étais sur un petit nuage.
Arrivé à la maison, j'avais hâte de montrer mon acquisition à Marilou.
Avant d'ouvrir ma boite mystère, j'ai pris la précaution de lui révéler son prix afin de lui éviter un arrêt cardiaque.
Je l'ai ensuite laissée déballer ce "trésor".
Elle restait muette, seuls ses yeux trahissaient son émotion.
Elle admirait, ouvrait, lisait, découvrait, caressait, sentait, toujours sans un mot, Au bout d'un moment, elle se jeta à mon cou, se blottit contre moi, J'avais sa réponse.
Immédiatement, impatiente, elle réaménagea la bibliothèque, choisit le trône qui convenait à ce monument de culture. Il y siège toujours, c'est à cet endroit que la photo a été prise.
Lors de mon déplacement suivant, je m'étais promis d'aller revoir "Einstein".
À ma grande déception, il n'était pas là.
Une dame d'une cinquantaine d'années, sa fille, me fit savoir qu'il était souffrant, et le remplaçait provisoirement.
Elle portait un petit chapeau, qui fait typiquement le charme des Parisiennes et qui me ravit.
Il n'y a qu'à Paris que les femmes osent et savent porter cet attribut avec grâce et élégance.
Elle m'observait avec insistance, je l'entendais marmonner : "- Un pingouin endimanché, cravaté, tiré à quatre épingles.".
"- C'est vous le Littré ?"
J'acquiesçais.
"- J'ai un cadeau pour vous de sa part."
Elle me remit un recueil de poèmes, "Arbre mon Ami", une édition originale parue chez Julliard en 1956, rédigée par Minou Drouet à sept ans.
Mon ami "Einstein" connaissait ma passion pour la poésie.
Le retour en TGV fut court.
Entre les années 1990 et 2000, l'informatique, et par la-même internet, ont connu un tel essor, que cet ouvrage beau, prestigieux, une mine d'enseignements est devenu obsolète, sauf pour moi, qui continue à le consulter régulièrement.
Le plaisir qu'il me donne frôle la sensualité, à contrario de la froideur technologique d'un ordinateur.
De cet outil, j'admets ses infinies possibilités, sans cesse en évolution, aux pouvoirs encore insoupçonnés, indispensable dans notre monde moderne qui va croissant.
(à utiliser cependant avec prudence et discernement)
)
Je refuse l'idée qu'après notre départ, notre Littré puisse finir à la poubelle jaune.
Bien au contraire, nous sommes persuadés, Marilou et moi, que l'un de nos proches, connaissant notre attachement à cette encyclopédie de haute teneur intellectuelle, la conservera en notre souvenir, simplement pour le goût du beau.
CL, Lopez le 27/09/2017