FICTION RÉSERVÉE À MES AMIS DU CERCLE...

Modeste le solitaire

FICTION RÉSERVÉE À MES AMIS DU CERCLE...

Ecrit par l'Ordissinaute claudLo

Situer cette histoire dans le temps m'est impossible, j'en ai perdu la notion.

Je sais simplement qu'enfant abandonné, j'ai été confié à l'Assistance Publique.


Qui m'a affublé du prénom de Modeste ?
Et pourquoi ?
Cette question restera sans réponse, et je dois avouer que cela ne me tracasse pas outre mesure.


Dès ma prime enfance, j'ai ressenti un besoin irrépressible d'isolement, la solitude est un état d'esprit dans lequel je me complais.
C'est un refuge, la délivrance de n'avoir aucun rapport à autrui, un paradis que l'on se façonne, un luxe qui se conquiert.

Certaines âmes bien pensantes m'ont taxé d'indolence ; si l'on considère que c'est un comportement qui nous fait ignorer les passions, alors OUI ; si c'est une disposition à se donner le moins de peine possible, alors OUI ; si l'on se réfère à l'absence de sensibilité morale, alors NON.

D'autres encore m'ont reproché d'être un dilettante, ce que j'accepte, s'agissant d'un choix qui permet de ne se soumettre à aucune norme, pour vivre au gré de sa fantaisie.


À l'âge de six ans, je suis confié à une famille d'accueil. Un couple charmant, je n'ai jamais manqué de rien, leur comportement cadre parfaitement avec mon penchant pour le silence.

Ils ne se parlent presque pas, se voient à peine, je complète le tableau de façon naturelle.

Le hasard fait parfois bien les choses, nous sommes faits pour nous entendre.

Je leur suis reconnaissant de m'avoir mis à l'abri, jusqu'à l'âge de vingt ans, de toutes contingences matérielles, voire existentielles.


Tout au long de mes études, par choix, je n'ai jamais eu d'amis, je ne supporte pas la compagnie des autres, cette inimitié s'est développée avec acuité au fil des années.


J'ai quitté définitivement ma "famille" pour effectuer mon service militaire.

L'année la plus pénible de mon existence.
La caserne n'étant pas le lieu le plus approprié pour se retrancher dans l'isolement.
La promiscuité m'a pesé lourdement.


De retour à la vie civile, j'ai trouvé un emploi dans une PME, un poste répétitif, ennuyeux, sans espoir de promotion ; c'est exactement ce qui me convient, n'ayant aucune ambition ; seul dans un bureau minuscule, je n'ai pas à souffrir de la présence d'importuns.


En ville, j'ai loué une chambre avec toilettes, en pension complète.

La logeuse, une dame d'un âge certain, est du genre discret.

Moins d'une dizaine de locataires, chaque chambre a sa propre entrée.

Les repas sont servis dans une ambiance feutrée, je suis comblé.

J'ai la chance de n'avoir aucune passion. Dans ma chambre, au plaisir de l'isolement, je m'adonne chaque jour au bonheur de ne rien faire, je fais le vide dans mon esprit, m'épargnant ainsi d'avoir à me projeter vers l'avenir.

Ma vie s'écoule paisiblement.


Je passerai avec pudeur sur la nécessité du bien-être physique.
Cela se passe entre deux êtres adeptes de la solitude. Point n'est besoin de grands discours, nous savons mutuellement ce que nous voulons.
Ma chambre nous accueille.


Avec mes premiers salaires, je m'offre une "deux chevaux." L'argument du vendeur :

"- Avec cette voiture, Monsieur, un rouleau de fil de fer et une paire de pinces, et elle vous conduira au bout du monde."

Le capot, de la tôle ondulée, 4 pneus fournis par l'équipementier Montferrandais ; séance tenante, je décide d'appeler ma "deudeuche" MICH.

(je sais, cela prête à sourire, c'est ce qui m'est venu d'emblée à l'esprit avec l'image du bibendum. Je tiens à lui conserver cette identité.)


Au bureau, on me donne la possibilité de poursuivre mon activité par "télétravail", formation assurée, matériel informatique fourni. Je saute sur l'occasion.
Pour le coup mon isolement sera total.
Une douce euphorie me gagne.

Mes dernières années actives ont été un bonheur total, la félicité à l'état pur. J'ai pu vivre dans ma bulle, comme je l'entendais.


À soixante ans, sans que j'y prenne garde, l'heure de la retraite a sonné.

Un employé est venu reprendre le matériel.

Je n'ai revu personne de l'entreprise, après quarante ans d'ancienneté, un simple courrier administratif officialisant la date de mon départ, et un certificat de travail.
Tout ce que j'espérais, en fait.
J’appréhendais qu'il en fut autrement.


J'ai mis mes affaires en ordre, banque, dossiers divers, j'ai rendu les clefs de ma chambre à ma nouvelle logeuse.
Je réalise que j'ai passé toute ma vie professionnelle dans cette chambre ; ce n'est pas sans un pincement de cœur que je la quitte, elle a été mon seul univers, durant tout ce temps.


Avec Mich, elle n'est plus très jeune, elle m'a accompagné durant toute cette partie de ma vie, nous avons décidé de partir à l'aventure.

Nous allons parcourir la France, nous arrêtant où l'on voudrait, quand il nous plairait, si possible dans des auberges éloignées des centres-villes, sans attaches nulle part.


Aujourd'hui, j'ai soixante-cinq ans, voila cinq ans qu'avec ma vaillante Mich, nous sillonnons la France.
Elle a besoin d'une sérieuse révision et d'un bon lifting.

En Auvergne, aux confins d'une ville, en rase campagne, morne plaine, un gîte rural sorti de nulle part nous invite à poser nos valises.

À l'intérieur, tout paraît d'un autre age, le mobilier ancien dégage une odeur de cire, la patronne et la serveuse sont vêtues de tenues qui datent, les rares clients semblent débarquer d'une diligence.
On chuchote, on prend garde à ne pas faire de bruit avec les couverts.

La TSF diffuse en sourdine la chanson d'un Monsieur qui prétend que "la solitude ça n'existe pas" ; cela a au moins le mérite de m'arracher un sourire.

Ces lieux me plaisent, j'y réserve une chambre pour la semaine.

C'est le temps que ma demandé le garagiste pour redonner une nouvelle jeunesse à Mich.

Au troisième jour, au cours du diner, j'observe la serveuse qui répond au prénom de Faustine, jolie, un peu replète.
Un parfum "bon marché" trop tenace à mon goût.
Nous devons avoir le même âge.
Sous le pichet de vin, Faustine me glisse un petit mot : "Ne fermez pas la porte de votre chambre cette nuit". Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre...

On se couche tôt à la campagne, à 21 h, la patronne étant repartie chez elle, c'est la serveuse qui est chargée de fermer l'établissement.

Dans ma chambre, lumière éteinte, j'attends... pas un bruit, seul son parfum trahit sa présence, j'ai à peine perçu ses vêtements choir.
Son corps nu a froid, le mien est bouillant ; après que je lui eus transmis ma chaleur, elle s'offre avec le désespoir d'un être en mal d'amour.

Au cours de cette fin de séjour, ce cérémonial s'est répété, nos deux solitudes n'en étaient plus.
Cette découverte me perturbe, cela va à l'encontre de ma philosophie.

Comme convenu, Mich m'est rendue, fraiche et rénovée.

Il est temps de reprendre nos pérégrinations.
Nous faisons nos adieux, les yeux de Faustine embués me bouleversent.
Pour la première fois j'ai le sentiment que je m'arrache à quelque chose d'important, de commettre une grossière erreur.


Notre errance se poursuit, mais plus avec le même enthousiasme, peut-être que l'âge avançant y est pour quelque chose, si bien que moins d'un mois plus tard nous étions de retour au gîte.

Ensuite, je ne sais pour quelle raison, j'ai ressenti le besoin d'aller visiter le petit cimetière communal.
Je déambule dans les allées parmi les tombes, un silence profond, cet endroit est beau, bien entretenu, rien de chichiteux ou d'ostentatoire, tout y est naturel, en harmonie avec la nature.
Une paix intérieure infinie me submerge.

Je sais d'instinct que c'est ici que je veux reposer.

Je retourne à l'auberge, Faustine m'attend devant l'entrée, elle me prend la main et me dit : "- Viens, j'ai quelque chose à te montrer."

Elle m'entraine à l'arrière de l'établissement, une magnifique vallée verdoyante s'offre à ma vue, le soleil couchant étire les ombres.
Tout au fond, dans un écrin de forêt, un extraordinaire corps de ferme nous éblouit de sa majestueuse splendeur.

Devant mon émerveillement, Faustine pose avec douceur sa tête sur mon épaule, et me dit : "- Ça appartient à ma famille depuis deux siècles, j'en suis la dernière propriétaire ; n'ayant pas de descendance, je l'ai, par testament, légué à une association caritative, c'est là que je vis."

J'ai serré cette femme dans mes bras et lui ai dit : "- C'est ici que veux finir ma vie, je dispose d'une petite retraite, qui nous permettrait de vivre sans soucis, si tu veux bien de moi." En guise de réponse, avec un air malicieux, se serrant contre moi, elle me montre son annulaire gauche dépourvu de tout bijou...
Oui nous convolerons devant monsieur le Maire et monsieur le Curé le plus vite possible.


Faustine a donné sa démission, le gîte a fermé.

Mariés et heureux, depuis plusieurs années, nous avons oublié ce qu'est la solitude.

Mich joue les paresseuses, nous ne l'utilisons plus beaucoup, elle est toujours là, prête à nous servir si besoin était.

Comme envisagé, j'ai réservé un emplacement pour deux au petit cimetière, Faustine ne veux pas du caveau familial.


Pour moi, mon temps s'est écoulé, un matin de novembre, mon esprit a quitté mon enveloppe corporelle.

J'ai assisté à mon propre enterrement, cela fait un choc, le curé engourdi par le froid réalise le minimum, à petits pas pressés, soulevant un peu sa soutane, s'en retourne au chaud.
Le cantonnier-fossoyeur s'empresse de recouvrir ma boite de terre, avant qu'elle ne gèle.
Faustine, les yeux fripés par les larmes, s'en retourne chez nous à regret.


Au novembre suivant, Faustine est venue me rejoindre, accompagnée de l'âme de Mich ; quel est le crétin qui a prétendu que les objets n'en avaient pas?


Tous les trois, nous nous évaporons dans l'espace céleste.


Ah ! J'allais oublier, vous vous souvenez le monsieur qui chantait "la solitude ça n'existe pas" ?
Il avait raison, nous l'avons rencontré, toujours sa cravate à pois, je lui ai raconté mon anecdote, la main sur l'oreille il a eu un grand éclat de rire.

Quel charmeur ce Gilbert... il vous envoie des milliers de bécots.


                                              Yo Leon le 01-11-2017